Les médias sociaux sont la réponse – mais quelle était la question?

Dans cet article, Raymond Dettwiler, maître de conférences à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse (FHNW), met en lumière les opportunités et les risques liés à une présence sur les médias sociaux pour les organisations d’aide et de soins à domicile. Et il montre, à partir de ses propres études, dans quelle mesure la numérisation influence la relation entre les professionnels de la santé et les patientes et patients.

Cette image générée à l’aide de l’IA montre un scientifique en train d’étudier l’utilisation des médias sociaux par les services d’aide et de soins à domicile. Image: ChatGPT / Stutz Medien

EVA ZWAHLEN. Raymond Dettwiler enseigne et mène des recherches à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse (FHNW) dans les domaines de la sociologie systémique du marketing, de la recherche sur les consommateurs, du comportement des patientes et patients et des réseaux. Le «community building» – c’est-à-dire la création et l’entretien de relations avec les stakeholders1 dans l’espace numérique – est une tâche laborieuse et exigeante, explique le sociologue et économiste. 

Les nouveaux moyens de communication, sources de stress
Dans ce contexte, il est essentiel de prendre en compte les effets de réseau. «Ceux-ci stipulent que la valeur d’un service augmente avec le nombre de personnes qui l’utilisent», explique Raymond Dettwiler. «La recherche montre que ces effets sont particulièrement visibles sur les médias sociaux: plus il y a de personnes dans mon réseau qui utilisent une plateforme, plus il est probable que je l’utilise aussi.» Il n’est pas rare cependant qu’un canal de médias sociaux soit lancé sans réelle stratégie. «Souvent, c’est à 500 ou 600 abonnés que l’on réalise que la progression stagne. Or, pour bénéficier des effets de réseau, il faut dépasser une masse critique afin de gagner en portée et en visibilité.» Outre les nombreuses opportunités qu’offrent les médias sociaux aux organisations, ces nouveaux outils de communication révèlent aussi certaines limites, selon le ­sociologue (voir encadré): «Lorsque les clientes et les clients ainsi que les employés sont présents sur les réseaux sociaux, l’organisation doit se confronter activement à ces médias, prendre des décisions, définir de nouveaux processus – par exemple sur la manière de gérer les commentaires négatifs. Cela engendre ce que l’on appelle des phénomènes de stress.» Les organisations du secteur de la santé, comme les services d’aide et de soins à domicile, sont en outre confrontées à des attentes nettement plus élevées en matière de normes, de valeurs et de comportements. Face à ces exigences, les organisations d’aide et de soins à domicile sont appelées à faire preuve de prudence dans la gestion des contenus ou des images.

Analyse des groupes cibles et de leurs besoins
Quelles réflexions les organisations devraient-elles mener avant de se lancer sur les médias sociaux? Raymond Dettwiler recommande de suivre la «voie classique» qui consiste à élaborer un concept de communication incluant une définition des groupes cibles et de leurs besoins. En théorie, on peut supposer qu’une large part de la population a un besoin potentiel voire réel de prestations d’aide et de soins à domicile. D’un point de vue marketing, il faudrait donc s’adresser à l’ensemble du public et inclure tout le monde, explique Raymond Dettwiler. Mais la réalité économique impose des limites: «Pour des raisons financières, il faut faire preuve d’habileté et segmenter les groupes cibles, c’est-à-dire les diviser selon certaines caractéristiques. En fin de compte, on ne peut pas dépenser le même franc deux fois.»

La segmentation aide aussi à réduire la complexité. Il est ensuite utile de décomposer les groupes segmentés en ce que l’on appelle des personas2. Raymond Dettwiler explique: «Pour avoir une idée claire de qui je veux atteindre avec ma communication, j’ai besoin de données sur ces personas. Il peut être judicieux de constituer une équipe de projet réunissant des représentants de différents secteurs de l’organisation. Plus le personnel est proche des clientes et clients, des instances de référence ou des proches, plus les informations sur leurs besoins et leurs attentes vis-à-vis des médias sociaux seront pertinentes.» L’économiste recommande cette approche issue de la recherche appliquée, notamment parce que de nombreuses études, en particulier celles réalisées à l’étranger, ne sont que partiellement transposables au contexte suisse. Il va de soi que les responsables de la communication ou des médias sociaux doivent faire partie de ce groupe de travail: «Il faut bien que quelqu’un coordonne l’ensemble des contenus sur les plateformes. On ne peut pas simplement laisser les médias sociaux en roue libre.» L’implication de divers acteurs internes dans une équipe de projet mixte présente plusieurs avantages, notamment une meilleure acceptation des directives concernant la présence sur les médias sociaux: «Cela facilite la mise en place d’une nouvelle stratégie ou d’une campagne», affirme Raymond Dettwiler.

En tant que collaboratrice
ou collaborateur de l’Aide et soins à domicile, je me dois de faire preuve de prudence dans la gestion de données particulièrement sensibles.

Raymond Dettwiler

Maître de conférences à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse (FHNW)

La communication hybride met les organisations à rude épreuve
Pour choisir les bonnes plateformes parmi la multitude de médias sociaux existants, il vaut la peine, en tant qu’organisation, de se poser régulièrement la question suivante: où se trouvent nos stakeholders? D’après l’expert en communication, LinkedIn est la plateforme business par excellence et Blue Sky est une alternative valable à X (anciennement Twitter). Contrairement aux idées reçues, TikTok n’est de loin plus réservé aux «jeunes»: de plus en plus de professionnels l’utilisent également. La communication sur les médias sociaux est-elle la panacée et un substitut aux autres formes de communication? Et comment tenir compte des personnes qui ne se sentent pas à l’aise sur ces plateformes? Pour Raymond Dettwiler, il est clair que «pour certains sujets, comme la solitude chez les personnes âgées, il peut être judicieux d’explorer le potentiel des solutions numériques d’accompagnement». Il ajoute: «Le contact via les plateformes de médias sociaux ne remplace toutefois pas la communication personnelle ou écrite, ce que confirme également la recherche.» Un défi pour de nombreuses organisations: «Il y aura toujours des stakeholders que l’on ne peut atteindre ni par le biais des médias sociaux ni par e-mail. Il faut donc continuer à les contacter par courrier ou par téléphone. Cette communication hybride peut mettre les organisations à rude épreuve.» Pour que la communication reste rigoureuse et que les ressources soient utilisées de manière efficace et efficiente, des concepts comme la communication intégrée3 peuvent aider. Par ailleurs, un bon mélange entre médias propres et médias tiers est conseillé: «Pas besoin de réinventer la roue à chaque fois.»

Se pencher sur la stratégie de recrutement
L’Aide et soins à domicile est aussi touchée par la pénurie omniprésente de personnel qualifié et la recherche d’employés compétents se déplace de plus en plus des annonces classiques dans les journaux vers les médias sociaux. Comment le sociologue juge-t-il cette évolution? Cette question préoccupe de nombreuses PME, et pas seulement dans l’Aide et soins à domicile. Il apporte un éclairage: «Les organisations concernées devraient se demander si elles atteignent vraiment, par ce biais, les ‹bons› collaborateurs. Ce qui est décisif, c’est d’attirer, au bon moment, les professionnels adéquats dans l’entreprise – peu importe leur âge. Cela demande aussi une réflexion approfondie sur ses propres valeurs. La gestion d’entreprise et la sociologie nous ont appris que la recherche de la personne adéquate est loin d’être triviale.» Selon le chercheur, le danger est que les organisations, face à la raréfaction du personnel qualifié, agissent de manière irréfléchie et sans stratégie. Et d’ajouter: «On peut se demander si une stratégie de recrutement uniquement basée sur les médias sociaux est réellement prometteuse, car des effets d’exclusion sont également à l’œuvre. Recruter sur les médias sociaux pour de simples raisons de coûts ou parce que je veux m’adresser exclusivement à des personnes plus jeunes me paraît être une approche quelque peu courte-termiste et trop restreinte.» Raymond Dettwiler recommande d’aligner les mesures sur la stratégie de recrutement. «Il s’agit de savoir si nous recrutons sur les médias sociaux parce que tout le monde le fait? Avons-nous une idée claire des objectifs que nous voulons atteindre? Est-ce que nous nous adressons aux personnes souhaitées ou faut-il explorer d’autres voies, même si celles-ci semblent plus coûteuses au premier abord?» Ce n’est pas sans raison que l’on dit: «Les médias numériques sont la réponse – mais quelle était la question?», formule qui, selon lui, illustre bien l’ampleur du phénomène.

On peut se demander si une stratégie de recrutement uniquement basée sur les médias sociaux est
réellement prometteuse, car des effets d’exclusion sont à l’œuvre.

Raymond Dettwiler

Maître de conférences à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse (FHNW)

Un potentiel pour les campagnes de sensibilisation 
Les médias sociaux se caractérisent par leur rapidité et leur interactivité. Grâce au potentiel de viralité4, les contenus ou les campagnes de communication (politiques ou thématiques) peuvent atteindre rapidement et précisément leur groupe cible. Raymond Dettwiler voit donc un potentiel pour les actions d’advocacy5 menées par les organisations d’aide et de soins à domicile sur ces plateformes: «Le fait que des organisations de santé sensibilisent l’opinion à leurs préoccupations, par exemple via du lobbying, est en principe bien perçu par le public.» Mais selon lui, une telle démarche suppose une approche prudente et bien concertée avec les parties prenantes impliquées ou les financeurs. Autre condition préalable: ce qu’il appelle le «besoin d’une histoire» (need of a story) – l’organisation doit être capable de justifier clairement pourquoi elle emprunte cette voie. Il souligne aussi l’importance d’une chorégraphie bien pensée des actions et des contenus diffusés: que se passe-t-il au début, au milieu et à la fin? Une communication intégrée peut ici s’avérer précieuse pour structurer les contenus. Si ces conditions sont réunies, le chercheur estime que les campagnes sur les réseaux sociaux peuvent être percutantes: «Je vois fondamentalement plus d’opportunités que de risques.»

Champ de tension «collaborateurs et médias sociaux»
Les employés doivent éviter certains écueils liés à l’utilisation des médias sociaux – et ce, dans certains cas, dès le processus de candidature. Selon l’expert Raymond Dettwiler, les outils techniques actuels – parfois assistés par l’IA – permettent déjà d’analyser l’activité sur les médias sociaux. Les publications en ligne peuvent ainsi devenir un piège potentiel pour les candidates et candidats. Du point de vue des organisations, cette pratique se justifie: «Elles souhaitent recruter les meilleurs.» En effet, selon les contenus diffusés, les médias sociaux peuvent représenter un risque – non seulement pour les (futurs) employés, mais aussi pour les organisations d’aide et de soins à domicile. Il est donc essentiel de protéger la réputation de l’organisation – par exemple en formant régulièrement les équipes et en définissant clairement les règles à suivre pour les publications, qu’elles soient privées ou professionnelles. L’entretien régulier des relations avec les stakeholders clés, ainsi qu’une gestion systématique des enjeux (issues management)6, représentent également un investissement précieux pour éviter les atteintes à la réputation en cas de crise. Raymond Dettwiler se veut toutefois rassurant: «La recherche montre que la numérisation a peu d’impact sur la relation entre les professionnels et les patientes et les patients, contrairement à ce que véhiculent parfois les médias.» Au contraire, la réputation des organisations d’aide et de soins à domicile reste globalement solide, et la bienveillance du public leur permet souvent de traverser les crises. A l’exception des corporate influencers7, qui agissent de manière relativement autonome et partagent des aperçus authentiques de leur quotidien professionnel et contribuent activement à renforcer la marque, aucune organisation d’aide et de soins à domicile ne peut se permettre que des employés publient des photos de clientes ou de clients sans directives claires. Raymond Dettwiler rappelle: «En tant que collaboratrice ou collaborateur de l’Aide et soins à domicile, je représente mon organisation. Je suis donc tenu de faire preuve de prudence dans la gestion de données confidentielles et particulièrement sensibles.»

  1. «Stakeholders» et «groupes cibles» sont utilisés comme
    synonymes dans cet article
    . ↩︎
  2. Une persona est une représentante fictive d’un groupe cible. Elle décrit de manière prototypique et détaillée les conditions de vie, les souhaits, les objectifs, les besoins, les problèmes, les préférences, les comportements, les traits de caractère ou les attitudes de ce groupe. Représenter ainsi des personnes types permet de mieux se mettre à la place du public cible et d’adopter son point de vue. (Source: directpoint.ch) ↩︎
  3. Pour faire simple, le concept de communication intégrée désigne une gestion cohérente du contenu et de la forme sur tous les canaux de communication, en ligne et hors ligne. L’objectif est d’assurer une communication harmonieuse et sans contradiction, tant en interne qu’en externe, auprès des différents publics cibles. ↩︎
  4. Ce terme désigne la diffusion éclair de vidéos ou d’images sur internet et les réseaux sociaux, à la manière d’un virus. ↩︎
  5. Défense des intérêts et des besoins (International Council of Nurses ICN) ↩︎
  6. L’«issues management» désigne l’identification précoce par les entreprises d’enjeux politiques, économiques ou sociaux, et la stratégie de communication ou commerciale qui en découle. ↩︎
  7. On entend par là les employés qui, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’organisation, jouent le rôle de relais, d’ambassadeurs de la marque et de leaders d’opinion, assumant notamment sur les médias sociaux un leadership thématique. Ils représentent l’employeur et sont mobilisés de manière stratégique et ciblée dans le cadre de la communication d’entreprise. ↩︎

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