Médecins et soins à domicile: vers une collaboration renforcée
Le corps médical et Aide et soins à domicile dépendent l’un de l’autre, et pourtant ils ont peu de contact au quotidien. Yvonne Gilli, présidente de la FMH, et Thomas Heiniger, président d’Aide et soins à domicile Suisse, prônent une compréhension mutuelle et des modes de collaboration plus fermes et structurés.
Cet article est tiré du Bulletin des médecins suisses, numéro 8/2024
Propos recueillis par Simon Koechlin
Bulletin des médecins suisses: Monsieur Heiniger, le travail de l’association Aide et soins à domicile est-il sous-estimé?
Thomas Heiniger: Aide et soins à domicile apporte effectivement plus que ce que de nombreuses personnes pensent. L’image que le public s’en fait n’est plus d’actualité: les formations sont plus pointues, les cas plus compliqués, la clientèle plus jeune que par le passé. Le personnel maîtrise des situations très complexes, par exemple le traitement des plaies, les soins palliatifs ou psychiatriques. Même les médecins sous-estiment peut-être parfois nos services, surtout si la collaboration est quasi inexistante.
Êtes-vous du même avis, Madame Gilli?
Yvonne Gilli: Le grand public ne réalise pas ce que font les services d’Aide et soins à domicile. Tout le monde sait en quoi consiste le travail d’un médecin de famille. En revanche, on connaît moins bien les tâches du personnel d’Aide et soins à domicile. On ignore qu’il pose des perfusions, change des pansements, met des bas, aide à la toilette, s’occupe d’enfants ou de malades en phase terminale.
Et quelle image le corps médical se fait-il d’Aide et soins à domicile?
Y. Gilli: Je pense que les expériences des médecins sont très hétérogènes. Cela est lié aux structures. À certains endroits, les services sont organisés régionalement. À d’autres, les réseaux sont organisés au niveau cantonal. Certaines régions sont parfaitement couvertes, d’autres moins. Cette diversité est un défi: je dois d’abord, en tant que médecin, trouver le service approprié pour ma patiente ou mon patient. Parfois, je n’ai qu’à établir une ordonnance de soins à domicile, sans savoir qui s’occupera du patient au final. Cela m’est déjà arrivé qu’un service ait besoin de nombreuses consignes de ma part. On ne peut pour autant en déduire que l’association dans son ensemble manque d’autonomie. C’était simplement le cas pour ce village et cette situation en particulier.
T. Heiniger: En effet, les services d’Aide et soins à domicile ont souvent une mission très large et une grande diversité dans leur organisation, à l’image de leur domaine d’intervention tout aussi varié. Un service composé d’une douzaine de personnes se partageant les tâches dans une commune n’a pas les mêmes capacités qu’un service très spécialisé et bien organisé à Zurich, Genève ou Lausanne, qui compte plus d’un millier de collaboratrices et collaborateurs.
Comment fonctionne la collaboration entre le corps médical et les services d’Aide et soins à domicile dans de telles conditions?
T. Heiniger: De manière très variée. En fonction des circonstances, des conditions régionales, des expériences personnelles et des connaissances individuelles.
Y. Gilli: Je suis d’accord. Personnellement, j’ai fait de bonnes expériences. Mon problème est plutôt de savoir si j’aurai les services d’Aide et soins à domicile à temps, ou si, faute de temps, les soins ne pourront être mis en place que deux à trois semaines plus tard. Si tel est le cas, il me faudra trouver une solution intermédiaire, ce qui est chronophage.
Comment améliorer les choses?
Y. Gilli: Grâce à une collaboration structurée, qui permettrait de fixer des priorités plus adaptées à chaque situation. Si chaque médecin appelle individuellement, la logistique des soins à domicile sera compliquée.
T. Heiniger: Des structures, des réseaux et une collaboration organisée sont généralement efficaces. Le fait de ne pas être présent tout de suite n’est pas un problème propre à Aide et soins à domicile. Nous en faisons l’expérience dans tout le secteur de la santé: les hôpitaux n’ont pas de lits disponibles, les médecins n’ont pas de créneaux de consultation, les laboratoires sont saturés – et les services d’Aide et soins à domicile sont à bout de souffle. Le manque de personnel qualifié et le système de financement n’y sont pas étrangers.
À quoi devrait concrètement ressembler une collaboration structurée?
T. Heiniger: Il peut s’agir de réseaux interdisciplinaires avec des procédures institutionnalisées. Une telle coordination permettrait d’accroître les connaissances, la confiance et l’engagement.
Y. Gilli: Aide et soins à domicile requiert davantage de contact avec les cabinets médicaux. De nos jours, quand un service de soins à domicile appelle un cabinet médical, il n’a que très rarement un médecin au bout du fil. Or, si un réseau de médecins intégrait le personnel d’Aide et soins à domicile dans la formation continue et qu’ensemble, ils travaillaient étroitement sur un sujet donné, des projets ou des optimisations de procédures pourraient voir le jour.
C’est ainsi que l’on apprend à connaître l’autre, ainsi que son travail.
T. Heiniger: Il est important de développer la compréhension, et donc la confiance. À l’avenir, les soins médicaux se feront davantage en ambulatoire. Cela nécessite une collaboration accrue. La coordination – prestation séparée, importante mais chronophage – est un élément clé de ces réseaux.
Y. Gilli: Et c’est là que le bât blesse: ces prestations ne sont pas financées par la loi sur l’assurance-maladie.
T. Heiniger: Il existe tout de même des projets qui prennent en charge les prestations de coordination. Le canton de Genève, par exemple, a mandaté Aide et soins à domicile pour coordonner toutes les prestations de santé ambulatoires, y compris les prestations médicales et thérapeutiques.
Y. Gilli: Ce genre de choses peut être financé dans le cadre de projets. Mais les projets ont un début et une fin. Cela peut être source de déceptions: on établit une bonne collaboration que l’on ne parviendra pas à pérenniser.
T. Heiniger: Les projets doivent s’ancrer dans les pratiques. Dans notre système de santé fragmenté, la coordination est essentielle. Il faut des solutions de financement; les politiques doivent en prendre conscience.
Il est important de développer la compréhension, et donc la confiance.
Dr iur. Thomas Heiniger
Président d’Aide et soins à domicile Suisse
L’association Aide et soins à domicile et le corps médical devraient-ils s’atteler à la création de tels financements?
Y. Gilli: Oui. Mais la coordination coûte. Elle favorise les processus de développement et la culture de la coopération. Il n’est pas si facile d’expliquer sa contribution à l’efficacité économique.
T. Heiniger: Qui dit meilleure qualité, dit plus d’argent. La coordination peut contribuer à des améliorations importantes, tant sur le plan économique que qualitatif. Elle veille à ce qu’il n’y ait ni excès ni pénurie de soins.
Le Parlement a récemment adopté une réforme importante pour éviter les incitatifs négatifs dans le domaine de la santé: le financement uniforme des prestations ambulatoires et stationnaires, EFAS. Comment affecte-t-elle le corps médical et Aide et soins à domicile?
Y. Gilli: Nous avons là aussi une préoccupation commune. Un référendum a été lancé contre le financement uniforme, avec comme argument notoire le fait que l’EFAS entraînerait une détérioration des conditions de travail pour le personnel soignant. Ce n’est pas vrai, et il est crucial que les soignants et les médecins le fassent savoir.
Avec l’EFAS, les interventions se feront davantage en ambulatoire. Cela implique-t-il une charge de travail plus importante et plus complexe pour Aide et soins à domicile?
T. Heiniger: Cette tendance n’est pas récente. Aujourd’hui, plus de 450 000 personnes bénéficient des services d’Aide et soins à domicile en Suisse, soit plus du double qu’il y a dix ans. La plus forte hausse ne concerne pas les retraités, mais les 20 à 64 ans, car les patientes et patients quittent l’hôpital plus tôt voire n’y sont plus traités du tout. Ce phénomène va prendre de l’ampleur. La demande en soins à domicile augmente, et la complexité aussi. La hausse d’environ 60% du personnel d’Aide et soins à domicile au cours des dix dernières années en est la preuve.
Y. Gilli: Les profils professionnels évoluent eux aussi. À l’hôpital, le recours aux analgésiques est automatique. Quand un patient rentre chez lui après une opération, il est généralement plus actif et prend moins d’analgésiques. De ce fait, même si la convalescence se passe tout à fait normalement; la personne est susceptible de croire que son état est anormal. Les services d’Aide et soins à domicile et les médecins généralistes doivent apprendre à réévaluer cette situation.
T. Heiniger: Cela rend aussi la profession plus attrayante. Les prestations ambulatoires sont plus variées que les hospitalières. Je suis convaincu qu’avec la progression de l’ambulatoire, les conditions et les postes de travail au sein d’Aide et soins à domicile deviendront encore plus intéressants.
Mais l’association Aide et soins à domicile peut-elle faire face à ce changement d’ampleur de l’hospitalier vers l’ambulatoire, étant donné la pénurie de personnel qualifié?
T. Heiniger: Ce n’est pas comme si le nombre de prestations avait drastiquement augmenté, elles sont juste dispensées ailleurs. À l’avenir, les hôpitaux nécessiteront moins de personnel soignant. On ne nie pas la pénurie générale, Aide et soins à domicile n’y fait pas exception. Mais par rapport aux établissements médico-sociaux, elle tire son épingle du jeu. Du reste, nous ne pouvons et ne voulons renoncer à la tendance des soins ambulatoires.
Y. Gilli: Il y aura un changement structurel commun dans le secteur de la santé, et pas seulement dans les soins à domicile. C’est un défi de taille.
T. Heiniger: De nouvelles possibilités telles que la télémédecine ou la numérisation sont sources d’économies. Aujourd’hui, une auxiliaire de santé se rend au domicile du patient dans une vallée reculée pour s’assurer qu’il prenne bien ses médicaments. Le numérique simplifierait bien des choses.
Un changement structurel
commun s’opérera dans les
secteurs de la santé et des soins à domicile.
Dre med. Yvonne Gilli
Présidente de la FMH
Les outils modernes peuvent-ils aussi améliorer la collaboration entre Aide et soins à domicile et le corps médical?
T. Heiniger: Oui, pour l’approvisionnement en médicaments, le dossier électronique du patient ou l’e-médication sont des approches possibles, communes à Aide et soins à domicile et au corps médical. Il nous faut enfin progresser dans ce domaine.
Y. Gilli: Au final, on en revient toujours aux personnes et à la coordination. Qui est-ce qui évalue, qui prescrit, qui contrôle? Qui s’occupe de réduire le nombre de médicaments chez les malades chroniques polymédicamentés? Il importe de définir clairement les responsabilités. En cas de problème, il faut que quelqu’un assume.
Le médecin serait-il responsable de la partie médicale et le personnel d’Aide et soins à domicile de la partie soins?
T. Heiniger: Tout à fait. L’association ne doit pas s’aventurer dans le domaine qui relève des médecins. Par contre, elle doit et peut assumer la fourniture de soins de plus en plus complexes, et en être la garante.
Y. Gilli: Il est important de connaître ses limites et il faut une bonne culture de l’erreur. C’est aussi un domaine dans lequel le corps médical et les soins à domicile devraient renforcer leur collaboration, pour éviter les confusions de médicaments par exemple. Les projets de ce genre existent, mais le plus souvent au sein d’équipes de médecins ou de cabinets médicaux.
T. Heiniger: Des projets communs seraient intéressants pour Aide et soins à domicile. Nous aussi, nous accordons une très grande attention à l’assurance qualité et aux systèmes d’annonce des erreurs. Il s’agit là d’un point crucial pour nous, car notre personnel est souvent seul au domicile du patient.
Aide et soins à domicile souhaite également une collaboration dans le cadre du tout nouveau système «Hospital at Home». Monsieur Heiniger, craignez-vous que les hôpitaux empiètent sur votre territoire en s’emparant des soins aigus ou transitoires?
T. Heiniger: Ce serait réducteur. Pour moi, c’est un autre sujet: nous voulons être présents assez tôt pour que les hôpitaux soient conscients des possibilités qu’offre Aide et soins à domicile dans un tel système. Nos services savent ce qu’impliquent la prise en charge et les soins du patient à son domicile. Les défis sont tout autres qu’à l’hôpital, l’infrastructure fait défaut et il y a les proches du patient. Il faut savoir gérer tout cela. Il est absolument inutile que les hôpitaux forment leur personnel à ces tâches et mettent en place des structures parallèles. Aide et soins à domicile peut prendre en charge la plupart des prestations qui, dans le cadre de «Hospital at Home», sont fournies par l’hôpital au domicile du patient.
Y. Gilli: «Hospital at Home» implique des prestations non fournies par Aide et soins à domicile. Certains drainages relèvent des hôpitaux de soins aigus par exemple. Si l’on décide d’hospitaliser un patient en urgence à son domicile, il aura besoin de certaines prestations spécialisées sur-le-champ, et non dans un ou deux jours. Le risque de créer des structures parallèles existe, et on les créera là où c’est rentable. Cela peut entraîner de nouveaux incitatifs négatifs. Par conséquent, il faut penser dès le départ de manière intégrative, en réfléchissant bien aux interfaces, aux transitions avec le médecin de famille et les soins à domicile dans le cadre de «Hospital at Home».
T. Heiniger: La taille et les compétences d’une organisation d’Aide et soins à domicile influe sur ce qu’elle peut faire. Dans de nombreux endroits, nos services sont déjà requis pour les urgences. L’organisation devra être encore plus flexible dans ce domaine.
La mise en place très rapide de soins est-elle un problème pour Aide et soins à domicile?
T. Heiniger: De nombreuses organisations fonctionnent déjà 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 et sont équipées pour des interventions urgentes. Toutefois, elles ont besoin d’informations rapides pour planifier leur intervention.
Y. Gilli: Là aussi, les médecins doivent jouer leur part. En cas de sortie de l’hôpital, le côté hospitalier doit anticiper et informer tôt les soins à domicile.
T. Heiniger: On en revient à la bonne connaissance mutuelle. Si les hôpitaux ou les médecins de famille connaissent notre fonctionnement, ils peuvent mieux l’appréhender. Et inversement. La connaissance, la confiance et une information précoce facilitent beaucoup les choses.