L’ASD est-elle bientôt artificiellement intelligente?

Trois spécialistes abordent trois questions centrales relatives à l'intelligence artificielle (IA) dans l'Aide et soins à domicile: Quels sont les avantages et les dangers de l'IA en général? Comment peut-elle analyser les données? Et comment peut-elle permettre aux robots de prodiguer des soins?

Photo: Getty Images / Stutz Medien

Quelles opportunités et quels risques l’intelligence artificielle (IA) apporte-t-elle au secteur des soins? Dr Stephan Sigrist, directeur du think tank W.I.R.E., aborde cette question.

KATHRIN MORF. «L’engouement actuel autour de l’intelligence artificielle a été déclenché par des technologies révolutionnaires comme ChatGPT [1]. D’autre part, cet ­engouement est surprenant, car l’intelligence artificielle fait l’objet de recherches depuis des décennies», explique Dr Stephan Sigrist. Biologiste moléculaire et stratège, il a fondé le think tank «W.I.R.E.», qui traite des évolutions à long terme dans l’économie, la science et la société. «En ce moment, on entend et on lit souvent que nous ne pourrons bientôt plus contrôler l’IA et qu’elle coûtera d’innombrables emplois. C’est très exagéré», ajoute-t-il. «Compte tenu du potentiel de ces technologies, nous ferions bien d’en discuter, à l’avenir, de manière plus lucide et plus nuancée.»

Mais concrètement qu’est-ce que l’IA? Le terme désigne parfois de simples systèmes informatiques automatisés. Cependant, nous nous intéressons ici à une IA moderne qui peut apprendre et générer de nouvelles choses («IA générative»). ChatGPT définit l’IA comme «un domaine de l’informatique qui s’occupe de la création de machines ou de logiciels capables d’effectuer des tâches qui nécessitent normalement l’intelligence humaine». Ces tâches comprennent la perception, la résolution de problèmes, la compréhension du langage, la prise de décision – et l’apprentissage. Souvent, l’IA repose sur «l’apprentissage automatique», ce qui signifie que les algorithmes sont entraînés à partir de grandes quantités de données. Le «deep learning», de plus en plus répandu, s’effectue à l’aide de réseaux neuronaux artificiels – et est souvent décrit comme une «boîte noire» insondable, car les processus ne sont pas toujours compréhensibles. [2]

Dans ce qui suit, Stephan Sigrist utilise le terme d’IA, mais précise que ce terme «suggère à tort que ces systèmes basés sur des données et sur l’apprentissage ­automatique possèdent une intelligence humaine. Or, il leur manque l’étendue de la pensée humaine, la conscience ou même l’intuition.»

Opportunités de l’IA dans les soins
L’IA peut, aujourd’hui et à l’avenir, soutenir les soins et la prise en charge, notamment dans les domaines suivants [3]:

  • Monitoring: Les fonctions vitales telles que la fréquence cardiaque ainsi que les patterns de mouvement peuvent être surveillés par des capteurs et évalués par l’IA. «Cela permet par exemple de détecter une chute à domicile, ce qui augmente considérablement la sécurité et l’auto­nomie des personnes seules», explique Stephan ­Sigrist.
    Même les émotions humaines peuvent être surveillées par l’IA:
    des chercheurs de l’Université de Bâle ont montré que l’IA peut
    interpréter les expressions ­faciales de patientes et de patients en termes d’émotions aussi bien que des spécialistes en
    psychothérapie.[4]
  • Diagnostic et prévention: «L’IA surpasse déjà l’humain en termes de rapidité et de précision dans certaines tâches», selon Stephan Sigrist. Cela s’applique, par exemple, à la détection des interactions médicamenteuses potentielles ainsi que des maladies sur la base de grandes quantités de données voir dans l’article «L’analyse de données à l’aide de l’intelligence artificielle».

Elaboration d’une loi sur l’intelligence artificielle
Thomas Schneider, vice-directeur de l’Office fédéral de la communication (OFCOM), a déclaré en juin 2023 à «Swissinfo» que la Suisse, comme de nombreux autres pays, attendait que l’UE travaille sur le projet de loi nommé «Artificial Intelligence Act» (AI Act). Le 9 décembre 2023, le Parlement et le Conseil de l’Union européenne ont conclu un accord préliminaire sur cette loi relative à l’IA, la plus complète au monde (www.artificialintelligenceact.eu). Mi-janvier, son contenu a été publié de ­manière non autorisée, révélant que l’UE réglementera ou interdira principalement certaines applications à risque telles que la reconnaissance faciale biométrique automatisée. Le texte de loi doit encore être formellement accepté par les parties négociantes [Etat au 25.01.2024]. La Suisse devrait aligner sa propre législation sur l’AI Act. Selon Thomas Schneider, cela ne devrait pas aboutir à une loi spécifique sur l’IA, mais à des réglementations individuelles comblant les lacunes en matière de protection contre la discrimination et de droit d’auteur, entre autres. Jusqu’à présent, la Suisse n’évolue pas dans un vide juridique: les lois existantes, à commencer par la Constitution et la protection des droits fondamentaux, s’appliquent aussi à l’IA.

Les nouvelles technologies n’ont aucune chance si les professionnels ne les adoptent pas.

Stephan Sigrist

Fondateur du Think Thank W.I.R.E.

  • Bureaucratie et administration: Diverses enquêtes montrent que les établissements de santé espèrent en premier lieu que l’IA leur permettra d’améliorer l’efficacité de leurs processus opérationnels. «Les technologies actuelles comprennent de plus en plus le langage humain, y compris les dialectes. Une ­tablette peut donc enregistrer ce que dit une infirmière et mettre à jour la documentation des soins de manière autonome. De telles fonctionnalités facilitent considérablement les tâches administratives pour les soignants», explique Stephan Sigrist.
  • Planification des soins: «L’IA peut aisément formuler des recommandations pour des mesures thérapeutiques sur la base de données de santé», rapporte le futurologue.
  • Métier des soins: Grâce à l’IA, les robots peuvent par exemple divertir les personnes seules ou fournir des services de livraison et de réception pour les soignants («voir article Les robots comme assistants de soins et de prise en charge»). Et des outils tels que des programmes informatiques permettent aux soignants d’obtenir des conseils en temps réel («voir article Des offres d’IA pour les (futurs) soins à domicile»). «Ainsi, les soignants disposent en quelque sorte d’un copilote avec lequel ils travaillent de manière plus sûre et plus rapide. Ce ­copilote exprime ou écrit des recommandations d’action pendant les soins ou communique aux soignants des informations importantes comme les allergies d’un client», selon Stephan Sigrist.

Dangers de l’IA dans les soins
Dans la littérature spécialisée, les dangers de l’IA dans les soins sont notamment les suivants:

  • Biais / erreurs: L’IA comporte un risque de partialité («biais») et peut commettre des erreurs. «La technologie ne vaut que par sa programmation et les données utilisées. Les décisions de l’IA doivent toujours être contrôlées par des humains», préconise Stephan Sigrist à ce sujet.
  • Utilisation abusive des données / litiges: La manière dont les données de santé utilisées et collectées par l’IA peuvent être protégées est un sujet récurrent dans les médias. «Les questions juridiques relatives à la protection des données, mais aussi à la responsabilité et au droit d’auteur doivent être clarifiées autour de l’IA. Sinon, des litiges risquent de survenir», explique-t-il (voir encadré sur la situation juridique).
  • Manque d’humanité: La crainte que l’IA compromette l’empathie, les interactions sociales et ­l’humanité dans les soins semble particulièrement grande. L’utilisation de technologies modernes ­devrait être compatible avec nos valeurs humaines, souligne Stephan Sigrist (voir interview sur l’éthique). «Mais nous ne devons pas non plus avoir des exigences morales excessives. Recevoir des soins par un robot, par exemple, n’est pas toujours un inconvénient. A l’hôpital, je préférerais dans tous les cas être assisté par un robot plutôt que par un être humain pour aller aux toilettes.»
  • Dépendance et déqualification: Un recours excessif à l’IA risque d’entraîner une dépendance à la technologie, y compris pour le personnel soignant. «Si les soignants se fient aveuglément à la technologie, ils perdent leur esprit critique et risquent de penser selon les mêmes paramètres mesurables que la technologie. Cette ‹déformation numérique› est à mon avis un danger bien plus grand que celui de voir certains employés remplacés par l’IA. Car les compétences des professionnels des soins vont bien au-delà de tels paramètres, car ils considèrent leurs patientes et patients de manière holistique, avec beaucoup d’empathie et d’intuition. C’est irremplaçable.»

Les conditions-cadres sont importantes
Stephan Sigrist conseille à l’Aide et soins à domicile (ASD) d’être ouverte aux opportunités offertes par l’IA. «Le but n’est toutefois pas d’introduire ces nouvelles technologies le plus rapidement possible», souligne-t-il. Par contre, il faudrait créer dès à présent les conditions-cadres suivantes pour des solutions d’IA utiles et stables:

  • Base de données: «Pas de données, pas d’IA. L’ensemble du secteur de la santé doit rapidement ­assurer une collecte de données uniforme et de qualité. Il est essentiel de ne pas se contenter de collecter tout ce qui est mesurable, mais de définir ce qui est utile.»
  • Soins intégrés: «Une approche commune de tous les prestataires de services est indispensable. Par exemple, si l’ASD et les hôpitaux s’accordent sur des données uniformes et des systèmes interopérables, l’IA peut recueillir toutes sortes de données de santé provenant de sources très diverses et les transférer sur une plateforme commune.»
  • Changement de culture: «Tous les professionnels de la santé doivent comprendre que l’IA peut les décharger d’une grande partie des tâches répétitives et leur permettre ainsi de consacrer plus de temps à leurs patientes et patients. Les nouvelles technologies n’ont aucune chance de succès si les spécialistes n’acceptent pas de les utiliser.»
  • Réglementations: «Nous avons besoin de légères adaptations législatives, notamment pour la réglementation de la discrimination due à l’IA. Et nous avons besoin de normes sectorielles pour le maniement de l’IA. Sans ces réglementations, de nombreuses entreprises pourraient ne pas oser ­utiliser l’IA à grande échelle.»
  • Vision: «Ce que le secteur de la santé doit maintenant développer dans le dialogue, c’est une vision souhaitée et réaliste de son propre avenir avec l’IA. Ce n’est qu’ainsi que des projets peuvent être réalisés de manière ciblée afin d’œuvrer pour un tel avenir. Les projets pilotes ne doivent pas être lancés sans coordination. Dans notre système fédéral, nous pouvons tester différentes approches – puis employer ensemble la meilleure.»

Colloque d’ASD Suisse

Dr Stephan Sigrist s’exprimera sur les soins du futur lors du colloque d’Aide et soins à domicile Suisse. Celui-ci aura lieu le 12 septembre 2024 au stade bernois du Wankdorf sur le thème «L’Aide et soins à domicile face à la transformation numérique». Des intervenants passionnants, des discussions engagées et des sessions parallèles sur des projets innovants de l’Aide et soins à domicile attendent les participants. Les inscriptions seront ouvertes à partir d’avril, date à laquelle le programme détaillé sera annoncé.

→ https://fachtagung.spitex.ch

Pour conclure, il est important, dans tous les projets liés à l’IA dans le domaine des soins, de ne pas se demander ce que la technologie peut faire, conseille Stephan Sigrist. «Il faut se demander quels avantages la technologie apporte à toutes les personnes impliquées.»

[1]ChatGPT est un modèle de langage publié en 2022 et développé par OpenAI. Il communique également à travers un langage simple et peut par exemple répondre à des questions et rédiger des textes.

[2]Pour des explications générales, voir p. ex. le livre «You & AI: Alles über Künstliche Intelligenz und wie sie unser Leben prägt» (aussi en anglais) d’Anne Scherer et Cindy Candrian, 2023.

[3]Voir p. ex. «Was ist mit Künstlicher Intelligenz in der Pflege möglich?» sous www.ppm-online.org/pflegedienstleitung/kuenstliche-intelligenz-in-der-pflege/

[4]www.unibas.ch/de/Aktuell/News/Uni-Research/KI-kann-Gefuehle-lesen.html

Le professeur Hugo Saner a co-développé un système qui repose
sur l’analyse des données de santé au moyen de l’IA. Il affirme
que cette capacité de l’IA a un grand potentiel.


KATHRIN MORF. Il y a 40 ans déjà, le professeur Hugo Saner découvrait la puissance de l’intelligence artificielle (IA) dans l’analyse des données de santé: à l’époque, le cardiologue participait pour la première fois à une étude aux Etats-Unis qui examinait la qualité de l’interprétation des courbes d’électrocardiogrammes (ECG) par un algorithme. Il s’est avéré que l’algorithme identifiait mieux les anomalies qu’un cardiologue et un médecin interniste. «L’analyse automatisée des ECG a ensuite fait
ses preuves et est aujourd’hui la norme», indique Hugo Saner. Mais l’IA d’aujourd’hui peut faire beaucoup plus en matière d’analyse des données de santé. «L’IA peut identifier des modèles et des tendances très variés dans de grands ensembles de données, permettant ainsi de détecter des problèmes de santé à un stade précoce. Elle peut aussi aider à créer des diagnostics personnalisés et, sur cette base, des plans de traitement opti-
maux», explique-t-il. Le problème reste toujours la question de la sensibilité. «L’IA doit être programmée avec suffisamment de sensibilité pour éviter les faux négatifs. Cependant, l’IA ne doit pas non plus être hy-
persensible et générer de faux positifs.» Il est essentiel que les résultats positifs soient vérifiés par un médecin. C’est la seule façon de réduire le risque de «surdiagnostic» par l’IA. «La nécessité d’un tel contrôle humain
s’applique en général à toutes les interprétations de résultats de mesures effectuées par l’IA», souligne-t-il. La technologie actuelle possède un grand «talent» pour l’analyse des données de santé, comme le prouvent les produits et systèmes testés dans les laboratoires de soins suisses ou les hôpitaux (voir article «Des offres d’IA pour les (futurs) soins à domicile» Magazine ASD 3/2019; 6/2020). «Pour l’analyse de grandes quantités de données, une condition préalable à l’utilisation fiable de l’IA est toutefois une collecte de données précisément définie et uniforme», relève Hugo Saner.

IA et données personnelles de santé: Strong Age
«Aujourd’hui déjà, l’analyse des données par l’IA peut soulager l’Aide et soins à domicile (ASD)», indique le cardiologue. C’est ce que prouve un système qu’il développe depuis 2019 à l’Université de Berne pour sa propre organisation à but non lucratif, Strong Age, en étroite collaboration avec l’entreprise Domo Health. «Nous nous concentrons sur les biomarqueurs. Ce sont des ­mesures physiologiques ou comportementales pouvant être saisies numériquement, objectives et quantifiables», explique-t-il. En pratique, cela signifie que des détecteurs de mouvement infrarouges sont installés au sein de l’espace domestique, combinés à un capteur de lit et à des points de contact sur la porte d’entrée et le réfrigérateur. Si besoin, le système peut être complété par d’autres appareils de mesure tels qu’une montre avec fonction de localisation. Tous ces capteurs collectent chaque seconde des données, qui sont transmises via une station de base à un ordinateur central. «Au fil du temps, des milliards de points de données s’accumulent», explique Hugo Saner. Dans ces données, l’IA peut détecter des anomalies voire une urgence potentielle – par exemple, le fait que le client ne quitte pas son lit avant 10 heures – et en informer un proche, la centrale d’appel d’urgence Medicall ou l’ASD. Dans le canton de Soleure, l’étroite collaboration entre trois ­organisations d’ASD, entre autres, a déjà permis d’installer 60 systèmes de capteurs (plus de détails dans le ­Magazine ASD 6/2022).

«Grâce à notre système, l’ASD peut aussi accompagner les clientes et clients à distance, ce qui rend les visites de contrôle inutiles», dit Hugo Saner. De plus, l’ASD peut planifier ses interventions en fonction des priorités – et échanger des informations avec le reste du réseau de soutien via l’application correspondante et la nouvelle plateforme «Domo.Health Pro». En outre, toutes les personnes impliquées profitent du fait que le système détecte à temps des maladies comme les insuffisances cardiaques ainsi que les infections urinaires et pulmonaires – grâce à des paramètres simples comme le nombre de passages aux toilettes ou les mouvements et la respiration pendant la nuit. «Le système détecte même une dépression liée à l’âge grâce à des indices tels que l’inactivité croissante, les troubles du sommeil ainsi que le fait de sortir rarement de chez soi.» Selon lui, il est également important qu’un diagnostic réalisé par l’IA soit complété par le «facteur humain». «Si le système signale une urgence éventuelle, l’ASD appelle la personne concernée. Et si l’IA détecte une possible dépression, une collaboratrice de l’ASD aborde délicatement la question lors d’un entretien», explique Hugo Saner. C’est donc le trio capteurs, IA et humain qui permet d’améliorer la qualité des soins.

IA et données de l’ASD à l’échelle de la branche
Selon Hugo Saner, l’IA serait aussi capable d’évaluer d’énormes quantités de données pour l’ensemble de la branche. Cela permettrait par exemple à l’IA de mesurer et d’améliorer l’efficacité des mesures d’ASD, de proposer des mesures de soins adaptées spécifiquement au contexte de l’ASD ou de procéder à des évaluations des risques associés à ces mesures à l’échelle nationale. «Mais pour cela, il faudrait que la branche dispose non seulement d’une collecte de données uniforme, mais également complète», explique-t-il. Certes, les données InterRAI offrent une vue d’ensemble de la situation actuelle d’un client ou d’une cliente, mais pour une analyse globale, ces informations devraient être complétées par un diagnostic, un traitement, des données de mesure et des observations cliniques – et ce, de manière précise. «Par exemple, l’ASD ne devrait pas noter qu’une plaie a ‹nettement diminué› à la suite d’une mesure de soins, mais plutôt quelles étaient les mesures exactes de la plaie avant et après», explique le médecin.

Craintes suscitées par la surveillance
Hugo Saner est conscient que de tels systèmes suscitent des craintes. C’est pourquoi il assure que les clientes et clients décident eux-mêmes de ce qui est mesuré dans leur appartement et qui en est informé. «Le système ne conduit pas à ce que l’ASD ne rende plus visite à une personne malade. Il signifie seulement que cette personne peut vivre chez elle en toute sécurité et de manière autonome – et que l’ASD peut utiliser efficacement ses interventions pour répondre à des préoccupations majeures en matière de santé. En ces temps de pénurie de personnel qualifié, c’est important.» Et il rassure tous les sceptiques concernant la protection des données: «Les données de notre système sont stockées en Suisse avec la plus haute sécurité et restent la propriété de la cliente ou du client.»

Pour finir, Hugo Saner souhaite que ce sujet soit désormais abordé beaucoup plus souvent. «Nous devons expliquer aux gens la valeur ajoutée des collectes de données et de l’évaluation par l’IA», dit-il. «Car de tels systèmes ne devraient pas être considérés comme un moyen de surveillance, mais comme un soutien pour tous les acteurs du système de santé – dans lequel l’individu doit toujours être au premier plan.»

Les systèmes dotés de capteurs et l’IA ne doivent pas être considérés comme un moyen de surveillance, mais comme un soutien pour tous
les acteurs du système de santé.

PROF. DR HUGO SANER

Fondateur de Strong Age

On lit souvent que nous serons tous soignés par des robots à l’avenir. L’infirmière diplômée et scientifique Iris Kramer porte un regard plus nuancé sur le sujet.

KATHRIN MORF. Les robots sont souvent cités comme (une) solution au problème de la pénurie de personnel qualifié dans le secteur des soins. Iris Kramer a étudié l’ampleur réelle de leur potentiel: infirmière titulaire d’un master en sciences infirmières, elle est depuis 2020 collaboratrice scientifique à l’Institut de soins infirmiers de la Haute école des sciences appliquées de Zurich (ZHAW). «La définition de ce qu’est un robot est très variable, l’important étant qu’il soit une entité – qu’il ait une sorte de corps et ne soit pas simplement un programme informatique», dit-elle en introduction. Selon www.roboterwelt.ch, un robot doit en outre être programmable, disposer d’axes librement mobiles et être capable d’effectuer différentes tâches. Les robots actuels sont en général dotés d’une intelligence artificielle (IA) et peuvent donc apprendre.
Une apparence anthropomorphique, c’est-à-dire semblable à celle d’un être humain, n’est pas une condition préalable pour qu’une machine soit qualifiée de robot. Mais dans le domaine des soins, les professionnels croient surtout au potentiel des robots ressemblant à des humains ou à des animaux. C’est ce qui ressort d’une étude sur les robots sociaux, l’empathie et les émotions[5], à laquelle Iris Kramer a participé. «De tels robots suscitent en nous de l’empathie, c’est ­pourquoi nous sommes plus enclins à nous laisser aller avec eux», explique la chercheuse. «Mais en général, il faut toujours se demander ce que l’on veut obtenir d’un ­robot – et quelles fonctions et apparence sont les plus appropriées pour cela.»

Robots sociaux et d’assistance: une aide dans les soins et la prise en charge
Il convient ici de faire la distinction entre les robots d’assistance et les robots sociaux, malgré des frontières floues. Les robots d’assistance ou robots de service sont conçus pour réaliser des manipulations spécifiques – et sont en passe de percer sur le marché européen, comme l’explique la page web de la Haute école spécialisée de Suisse orientale consacrée à la robotique [6]. «Le premier scénario possible pour les robots d’assistance dans le contexte des soins à domicile est qu’un client ou une cliente possède un robot qui lui apporte du soutien au quotidien. Cela soulage l’Aide et soins à domicile mais aussi les proches», explique Iris Kramer. Le deuxième scénario est que le robot assiste directement le personnel de l’Aide et soins à domicile (ASD). Il y a une dizaine d’années déjà, une étude commandée par TA-SWISS [7] y voyait une grande opportunité pour les soins: «Les ­robots peuvent décharger le personnel de santé des tâches physiquement pénibles et routinières. Il reste

ainsi plus de temps pour les patients.» Aujourd’hui, des robots d’assistance comme «Lio» peuvent déjà effectuer des services de livraison et de réception pour les soins. Des robots de levage aident à la mobilisation des patients. Et des robots thérapeutiques comme «GripAble» assistent les patients lors de thérapies spécifiques comme la rééducation de la main.[8]

Les robots sociaux interagissent avec les gens et ­influencent leur monde émotionnel. «D’une part, un robot social peut divertir les clientes et clients isolés de l’ASD et soulager tour à tour l’ensemble des responsables de la prise en charge. D’autre part, un tel robot peut aussi être utilisé directement par le personnel soignant en tant qu’aide», explique la chercheuse. L’un des robots sociaux les plus étudiés est le phoque «Paro», qui facilite l’accès des professionnels de la santé aux personnes atteintes de démence. Par ailleurs, dans plusieurs hôpitaux, des robots sociaux interagissent avec des enfants, ce qui augmente leur motivation thérapeutique. Mais est-il réaliste que l’ASD fasse l’acquisition de ses propres robots? «Le transport serait un problème, selon la forme et la taille du robot. Et les robots devraient être programmés pour s’adapter à de nombreux ménages privés, ce qui représente un énorme défi», fait remarquer Iris Kramer. La solution la plus réaliste pour les années à venir est que les robots installés au sein des foyers aident aussi l’ASD. «Une autre possibilité est celle des robots de téléprésence: une collaboratrice de l’ASD, qui n’est pas elle-même sur place, communique avec ses clientes et clients par vidéotéléphonie via le robot.»

Nous avons besoin d’un débat sociétal global sur les types de robots que notre système de santé souhaite et dont il a besoin à l’avenir.

IRIS KRAMER

Collaboratrice scientifique à la ZHAW

Risques des robots dans les soins
L’étude sur les robots sociaux a aussi mis en évidence les risques liés aux robots dans les soins. Il est possible de les classer dans les champs de tension suivants: [9]

  • Autodétermination vs. isolement social: L’auto­détermination et l’autonomie que les clientes et clients gagnent grâce à un robot se heurtent à la menace d’isolement social. «La prise en charge de personnes isolées par des robots sociaux n’est justifiable que si le robot est utilisé comme une aide additionnelle et ne remplace pas totalement le contact humain», souligne Iris Kramer.
  • Décharge vs. charge et dépendance: Les robots soulagent les gens, mais sont aussi une charge potentielle. «La technologie complexe peut ainsi provoquer beaucoup de stress, voire une dépendance», ajoute Iris Kramer. «Les professionnels des soins doivent rester capables de prodiguer des soins à un être humain sans robot. Les robots ne doivent donc pas conduire à une déqualification. Et les soignants doivent porter un regard critique sur toutes les informations fournies par le robot.»
  • Sécurité vs. dangers: «Les robots peuvent donner une impression de sécurité, mais peuvent aussi faire des erreurs et, par exemple, faire tomber un être humain. Parmi les autres dangers, on peut citer l’utilisation abusive des données collectées par le robot. Et la tromperie envers des personnes ­vulnérables.» (voir interview sur l’éthique)

Une débat sociétal global s’impose
Afin que le potentiel des robots dans le domaine des soins puisse être mieux exploité dans notre pays, les fabricants doivent, selon Iris Kramer, améliorer leur praticabilité et leur utilisabilité. Il faut en outre des réglementations claires en matière de robotique ainsi que des solutions de financement adéquates pour ces robots souvent onéreux. «En Europe, le scepticisme général à l’égard des robots entrave leur introduction dans les soins, contrairement à ce qui se passe notamment en Asie», ajoute-t-elle. «Pour contrer ce scepticisme, nous avons besoin à présent d’un débat sociétal global sur les types de robots que notre système de santé souhaite et dont il a besoin à l’avenir. Toutes les parties prenantes qui seront impliquées ultérieurement dans l’utilisation de ces robots doivent participer au développement de ceux-ci. Les professionnels de la santé, ainsi que les clients et clientes, doivent également s’impliquer activement dans ce processus.»

Pour finir, Iris Kramer aborde la question largement débattue de savoir si les soins infirmiers sont entièrement «robotisables» – ou si l’humanité continuera à l’avenir à avoir plus de poids qu’une multitude de ­robots. «Les soins dispensés uniquement par des robots sont impossibles», affirme-t-elle avec conviction. ­«Aucun robot ne pourra jamais remplacer l’humanité des soignants.»

[5]Schulze, H., Bendel, O., Schubert, M., Kramer, I. et al. (2021): Soziale Roboter, Empathie und Emotionen. TA-Swiss: Bern.

[6]www.robotik-info.ch est un site indépendant sur la robotique et d’autres solutions technologiques disponibles pour les personnes âgées (en allemand). Il s’agit d’un projet pilote de l’Institut de recherche sur le vieillissement (IAF) de la Haute école spécialisée de Suisse orientale (OST).

[7]Becke, H., Scheermesser, M. et. al (2013): «Robotik in Betreuung und Gesundheitsversorgung». Maison d’édition VDF de l’EPFZ.

[8]www.zhaw.ch/de/gesundheit/forschung/ergotherapie/projekte/gripable-therapieroboter

[9]Pour plus de détails: Kramer, I.; Zigan, N. et. al. (2022): Soziale Roboter im Schweizer Gesundheitswesen. Revue de psychologie organisationnelle appliquée (GIO) 53(3).

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